Le rhum, boisson d’exil, d’exotisme, de perdition. De follie incroyablement créatrice, mais tout aussi dangereuse. Si l’absinthe fut la muse des impressionnistes, le rhum a été le «meilleur ennemi» de nombre d’auteurs, qui l’ont élevé, en remerciement, au rang de liquide mythique. Le rhum, qui a su murmurer aux oreilles des initiés de si belles histoires, le rhum qui a volé on ne sait combien d’années aux Ernest Hemingway et Hunter S. Thompson de ce monde.
Et autour de nous également, combien d’histoires qui ont pour centre la fée blanche. Qui n’a pas d’anecdotes de douaniers un peu curieux qui passent à deux doigts de découvrir les quatre bouteilles de trop qu’on ramène de Cuba ?
Qui n’a pas fêté le retour d’un ami tout juste rentré d’Amérique du Sud avec du tord-boyaux nicaraguayen, chilien ou panaméen? Un rituel où le goût et la qualité de la substance importe peu, tant qu’elle est accompagnée de souvenirs et d’aventures de voyages.
Le nectar de canne fait partie de l’histoire de presque toutes les anciennes colonies de l’hémisphère sud. À la Réunion comme à bien d’autres endroits, il fait partie de la culture, au même titre que la plage, le soleil et le piment. Le rhum, ce n’est pas seulement l’alcool des histoires, mais c’est une histoire en soi.
De boisson de bandits à boisson de dandy
Personne ne s’étonnera que les origines du rhum se soient quelque peu perdues dans les effluves éthyliques. Des dizaines d’histoires qui prétendent expliquer l’appellation de ladite boisson, nous préférerons celle qui veut que «rhum» ait dérivé de «rumbullion», soit tumulte, mêlée, chaos. On imagine immédiatement les pirates de «L’île au trésor», de Robert Louis Stevenson, en train de se taper dessus pour un cinquième as qui dépasse d’une manche.
Alcool de forbans et de paria, les débuts du rhum ne sont pas glorieux. Découvert par des esclaves des Barbades qui firent fermenter par erreur des résidus de canne à sucre, l’ancêtre du rhum arrachait. Les Anglais l’appelleront même kill-devil. La légende raconte que le liquide aurait préservé des corps de soldats morts durant la traversée de l’Atlantique.
La version distillée de la liqueur de canne acquit ses lettres de noblesse quand on ouvrit les premières distilleries à Staten Island et à Boston. Dans les colonies américaines, hommes, femmes et enfants confondus buvaient à cette époque 13 litres de rhum par année. On rapporte que M. George Washington lui-même faisait la promotion de l’élixir.
Même la très sérieuse et très noble British Royal Navy sustentera quotidiennement ses marins à grandes rasades de rhum. Quand il se rendit compte de la contre-productivité des «enrhumés», l’amiral Vernon coupa la ration des matelots avec du citron et de l’eau, inventant du même coup le remède le plus efficace contre les microbes, le grog. La ration de rhum réglementaire, le tot, ne fut elle abolie qu’en 1970.
À la Réunion, alors île Bourbon, il faut attendre 1815 avant qu’apparaissent les premiers alambics. La production ira en dents de scie, en suivant le cours du sucre. On passe de près de 200 usines en 1830 à trois aujourd’hui, qui sont assez productives pour alimenter tout le marché local, plus qu’avide de leur «ti’ kou d’arak».
En 1972, les distilleries adoptent l’étiquette Charrette pour uniformiser les prix et la qualité de la production. Essentiellement destiné à la production locale, ce rhum industriel (fait à partir de mélasse de canne) est de loin le préféré des Créoles, qui laissent les distillations agricoles plus raffinées (et plus chères) comme Savanna et Isautier aux touristes et aux métropolitains.
Réunion des mondes
On boit moins qu’avant à la Réunion, ça c’est certain. Mais on reste quand même attaché à la canne à sucre, une substance noble qui fait vivre l’île depuis 200 ans. Le rhum peut être considéré comme un concentré de ce qui caractérise et fait l’île de la Réunion. C’est pourquoi on le retrouve autant dans la réalité des Créoles que dans leur imaginaire. Un repas traditionnel ici ne peut commencer que par un dé à coudre de distillat et doit se terminer par un rhum arrangé. Particularité locale s’il en est une, on «arrange» l’alcool avec des fleurs, de la vanille et des fruits, qu’on laisse macérer quelques mois avant de le servir en «coup».
On ne refuse jamais un rhum ici, que ça soit au restaurant ou dans un pique-nique. C’est toujours une occasion d’entendre une nouvelle légende. Celle de Jack le Fou, peut-être. L’homme au visage entièrement tatoué, qui ne sort que les soirs de pleine lune pour jeter un sort à ceux qui lui refusent à boire. Ou celle de Sitarane le buveur de sang, un «engagé» Indien qui utilisa des pouvoirs obscurs pour terroriser l’île au 19e siècle et qui fut condamné à mort. Une demi-douzaine de bouteilles sont constamment sur sa tombe, dans un cimetière du sud de l’île, afin qu’il ne soit pas tenté de la quitter et de recommencer à traumatiser les locaux.
Le rhum est l’offrande idéale si l’on veut demander quelque chose aux esprits. Le vaudou est loin de la fable pour faire peur aux enfants. Il ne faut pas aller bien loin pour trouver des poules, grosses, noires ou rousses, sans tête et sans pattes. Ou des sacs remplis avec le Mal de quelqu’un, déposés à la croisée des chemins pour contaminer le premier qui s’en approche. Qu’ils y croient ou non, le premier novembre, à la fête des Morts, tous font un arrêt obligé aux «boutiks» pour ramasser une bouteille de Charrette qu’ils boiront avec les défunts.
La roue tourne toujours à la Réunion. Le récit fait boire du rhum, le rhum enrichit et déforme les faits. On perd peu à peu le comment et le pourquoi des choses, pour arriver à une histoire qui n’existe pas tout à fait dans l’univers des vivants ni tout à fait dans celui des morts. Une histoire qui ne peut exister que dans un entre-monde à l’orée des deux autres, un monde dont le seul passeport est une bouteille fraîchement vidée devant soi.
*Publié originellement en 2007 et republié sur Cyberpresse en 2010.