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LA STRUCTURE DE LA RÉVOLUTION DU RAP QUÉBÉCOIS (ESSAI)

Il se passe quelque chose de révolutionnaire dans le rap québécois; des changements majeurs qui plongent les observateurs dans des situations qu’ils n’auraient jamais cru possibles il y a 6 ou 7 ans. Voir: des salles de spectacles pleines pour des artistes locaux; fondre les lignes entre les langues; des albums recevant des accolades de la part des médias de niche et grand public; des maisons de disques généralistes signer des artistes rap; que parler de contenu rap local sur ce blog ou ailleurs génère plus de clics que tout autres sujets.

Thomas Kuhn s’est spécialisé dans l’histoire des sciences. Dans «La structure des révolutions scientifiques» (1962), son ouvrage majeur, il s’intéresse aux phénomènes sociaux entourant les changements scientifiques en développant un modèle de la façon dont les choses vraies deviennent fausses, et vice-versa. Je me suis un peu amusé avec son concept en essayant de l’appliquer au rap.

Le rap normal

Dans le chaos d’un début de théorie, plusieurs écoles de pensées font des essais, testent et compétionnent entre elles pour trouver la meilleure solution aux problèmes auxquels elles font face. Dans le rap québécois, cette période tourne autour de la fin des années 90, alors que plusieurs cherchent le modèle de succès. LMDS, La Gamiq, Dubmatique passent par les majors et la courtisaneries de genres déjà établis* s’établissent avec des étiquettes déjà existantes, de plus ou moins grosses tailles, ayant en commun de ne pas s’intéresser spécifiquement au rap (Tox Records, Guy Cloutier Communications). Certains cherchent à couvrir le plus grand marché possible, en rappant «bilingue» ou en imitant des accents étrangers pour percer en France ou aux États-Unis. C’est Le succès de «514-50 dans mon réseau» qui viendra fixer le paradigme, misant sur les initiatives hyper-localisés, spécialisées et indépendantes.

Ce n’est pas dire qu’il n’y aura pas d’autres tentatives/réussites utilisant d’autres principes, mais à partir de ce moment-là, les rappeurs au Québec vont viser à perfectionner le modèle de Mont Real. Comme de fait, un bouquet de maisons de disque indépendantes voient le jour, alors qu’on peut compter sur les doigts d’une main les signatures en «majors» avec les «grosses» maisons de disque généralistes québécoises (Radio Radio, avec Bonsound; Loco Locass avec Audiogram). De fait, les principaux «succès» du rap québécois par la suite proviennent de ses plus petits «spécialistes», confirmant la validité et l’efficacité du système paradigmatique. (N’oublions pas le succès d’Omnikrom, qui fut ce que Kuhn appelle une «anomalie par anticipation», survenue lorsqu’il n’y avait pas de crise).

Une théorie personnelle, sur lequel je vais utiliser Kuhn (et le dude qui a écrit la page Wiki), qu’il l’ait pensé ou non, veut que ce système ait entraîné la stagnation du rap. En effet, dans son état «normal», la science/le rap ne cherche pas à créer du nouveau, mais à s’auto-justifier. «En écartant les problèmes qui ne se posent pas en termes compatibles avec le paradigme, la science normale garantit l’existence — mais pas forcément la découverte — d’une solution et permet souvent de donner une prédiction précise des résultats, puisque la théorie-paradigme est à la source du genre de problèmes acceptables». Pour les artistes, les labels, les fans, les managers, la lente dépréciation du succès du rap québécois est lié à l’ingéniosité, à l’habileté, de l’exécutant, plutôt qu’à un défaut fondamental dans leur système de vérité. Mais leur objectif demeure tous le même: faire entrer «la nature» dans la boîte à laquelle ils croient.

La crise

Vient un point où certains en viennent à se rendre compte de l’implication des malfonctionnements du paradigme. «La découverte commence avec la conscience d’une anomalie, c’est-à-dire l’impression que la nature, d’une manière ou d’une autre, contredit les résultats attendus dans le cadre du paradigme qui gouverne la science normale». Pour le rap, ça survient en 2010-2011, alors que des scientifiques visant un autre craquage, celui de la nuque, fissurent les fondations du rap queb. Vlooper, Mash, Kenlo, SevDee pilotent depuis Québec et Montréal deux projets en rupture avec les autres acteurs: les Artbeat et Alaclair Ensemble.

Pour Kuhn, le changement ne se fait pas par évolution, mais dans la rupture complète avec le modèle précédent. Plusieurs éléments pourraient être cités dans le cas de la «révolution rap», mais l’apparition de nouvelles dénomination (post-rigodon, piu piu, faiseurs de battements, post-rap) est l’exemples illustrant le mieux cette volonté de dissociation d’avec le vieux régime.

Le choc de cette anomalie est suivi par son exploration. «Contrairement aux ajustements habituels du régime normal, ces travaux sont essentiellement spéculatifs et imprécis, car ils s’éloignent du paradigme mis en échec et cherchent bien à inventer de nouvelles règles». En son centre: internet, la gratuité, la diversification des sources de revenus, desquels la «musique» sert de porte d’entrée, de premier pas dans un éco-système de biens et de valeurs.  On assiste à l’arrivée de nouvelles voix, explorant de nouvelles avenues, avec de nouveaux mots, des nouvelles visions du monde dont les plus fortes et canalysées sont Kaytranada, Anticipateurs, Feuilles et Racines/PAPA, Loud Lary Ajust, Tommy Kruise, Dead Obies, High Klassified et Alaclair Ensemble (et individuellement).

Étape cruciale pour , ces expérimentations entraînent de nouvelles solutions à certains problèmes rencontrés dans l’ancien système, prouvant a validité et sa pertinence. Notamment, cette nouvelle «science» est particulièrement efficace pour générer de l’attention autour d’artistes peu connus du public, réussissant à créer un désir, à rassembler des foules. L’indépendance totale d’Alaclair autant que les signatures de Dead Obies chez Bonsound, et celle toute récente de Loud Lary Ajust avec Audiogram, constituent des théories et essais originaux pour soutenir la croissance d’un groupe, au-delà du buzz.

Ceci dit, le remplacement ne se fait jamais radicalement, mais continuellement.«L’ancien» paradigme demeure fort efficace et n’est sans doute pas près de disparaître. Des labels bien nichés dans le noeud des subventions et de fans inconditionnels accumulés depuis des années réussissent à soutenir un petit nombre d’artistes établis et reconnus.

Mais qu’ils se le tiennent pour dit: lorsque cette période de science «extraordinaire» (de transition) est en marche, elle «est à la fois une période de destruction et de reconstruction conceptuelle». Et elle n’offre pas beaucoup d’options heureuses pour les ««rescapés» du paradigme antérieur [qui] perdent plus ou moins rapidement leur autorité». Et disparaissent. Inévitablement.

*LOS, sur HHQC, a apporté quelques précisions historiques intéressantes. J’ai sans hésiter corrigé les erreurs factuelles qui résidaient dans la version originale.

L’italique a été rajouté a posteriori pour préciser l’argument de changements structurels.