Textes

Alaclair Ensemble – Set Carré (paru dans Nightlife)

Pas facile de faire le portait de ce groupe/projet à géométrie variable. Le seul semi-consensus obtenu a trait au début du projet, qui remonterait à 2007.

On sait aussi qu’à l’origine, il y avait un beat. «Le nom vient d’une production de Mash [du groupe Les 2 Toms] qui s’appelait ‘‘Alaclair’’, raconte Maybe Watson. Il avait invité ses MC préférés: moi, KenLo [Craqnuques] et Éman [du duo Accrophone] à rapper dessus. On s’est appelés les Alaclair Allstarz.»

Au fil du temps et de rencontres, d’autres se joignent au cœur original, qui devient progressivement «l’ensemble». Ogden – surprenant MC de Québec au débit étourdissant qui détruit complètement la rythmique pourtant blindée de «Piles comprises» – s’ajoute par le biais de KenLo. Claude Bégin, collègue d’Eman dans Accrophone, propose des beats et des refrains. Et d’autres amis s’ajoutent pour des apparitions: SevDee Jam & P-Dox, du K6A (même crew que Watson), Manifest, Élise Bégin, Annick Simard…

Disque accident
Mûri en cercle fermé d’amis et de connaissances, sans l’appui d’un label, l’album 4,99 a vraiment semblé sortir de nulle part, cet été. «Personnellement, je me suis même pas rendu compte qu’on enregistrait un disque. On est juste des amis qui se tiennent tout le temps ensemble, qui font des tounes et qui délirent», avoue Éman.

Cette démarche entraîne quand même son lot de confusions, les MC en sont conscients. «Les critiques se trompent, nomment des gens qui ne sont pas dans le groupe, en oublient d’autres», souligne Ogden. Éman ajoute: «Ça arrive souvent que du monde viennent nous voir pis qui disent : ‘’Yo, c’est fou, votre projet Alaclair fontaine!’’ Moi, je corrige personne. Je trouve ça cool. Ça garde le mystère.»

Le mode de propagation de la musique est cohérent avec la démarche de création: libre de droits et de toit. L’album a été imprimé une première fois à 500 exemplaires pour le spectacle de lancement, le 23 juin dernier. Réimprimée depuis, la «galette» (au sens propre et au figuré… Le disque est vraiment fait comme une galette!) est disponible dans une poignée de magasins triés sur le volet. «Il y a aussi pas mal de monde qui compte nous croiser dans la rue! C’est pour ça que je traîne toujours une couple de copies avec moi», s’exclame Watson. Depuis peu, l’album est aussi en téléchargement gratuit sur la page Bandcamp du groupe (aualaclairensemble.bandcamp.com).

4,99, c’est à la fois le nom et le prix du disque. C’est une partie intégrante du concept. Watson: «C’est simple pis facile: tu me donnes un 5$, je te donne ton disque, pis ton change d’un coup». En effet, chaque disque vient avec une «cenne noire» collée dessus. «Ça a aussi un autre avantage: les gros magasins peuvent pas le vendre parce qu’ils font pas assez d’argent avec.» D’une cenne, deux coups.

Rap de course
La qualité des productions de KenLo (dont la série d’albums gratuits «Craqnuques» en a fait un artisan respecté mondialement dans le monde du beatmaking post-hiphop), de Claude et de Mash aurait amplement suffi à hisser Alaclair parmi les meilleures sorties du rap québécois des dix dernières années. Mais Alaclair est avant tout un album de paroliers. Même ceux qui suivent le rap de loin sauront reconnaître les prouesses de Maybe Watson, un artiste iconoclaste hyper productif/actif, dont la plume plonge régulièrement dans l’encrier de la folie lucide. On sent beaucoup son influence dans la direction éditoriale des 15 pistes, qui ne reculent devant aucune allusion obscure, jeu de mots truqué ou franglais codé. «Des fois quand je fais deslines, j’ai pas vraiment l’intention d’être compris par tout le monde. Si j’ai le goût de dire quelque chose pis de le cacher par une métaphore ou une insideque tu comprends pas, c’est triste, mais c’est pas plus grave que ça», confie-t-il.

Cependant, leur approche rédactionnelle libérée ne doit pas être prise à la légère. Ogden explique: «Notre revendication ne dépasse pas la musicalité. On veut s’amuser et brasser des foules. Notre combat demeure esthétique.» «Mais en même temps, rajoute Éman, même si on déconne et qu’on est ouverts, on pousse un rap athlétique, sérieux au niveau technique. C’est le sport, l’exercice du métabolisme, qui nous relie et nous stimule. Et c’est ce mélange-là que j’adore». Ça tombe bien, nous aussi.

Turlutte hypermoderne et post-rigodon
L’étiquette de «post-rigodon» que s’est accolée le groupe pourrait être prise à la blague à une époque où on rivalise d’épithètes exotiques pour qualifier la musique.

«On fait le pont: on fait de la musique avec des standards de 2010, mais en étant tout à fait conscients qu’il y 40, 50 ans, au même endroit où on se trouve, les gens jouaient des reels pis des sets carrés. C’est pour ça qu’on fait du post-rigodon», précise Ogden. «Oui, on est inspirés par un genre musical qui vient des States, mais y’a tellement plus que ça!» s’empresse d’ajouter Éman.

Il n’en fallait pas plus pour qu’une invitée-surprise se pointe dans la conversation: «Tu écoutes La Bolduc, et elle n’a absolument rien à envier aux chanteurs de dancehall d’aujourd’hui», souligne Éman. «Autant dans la manière dont on veut livrer nos verses que dans la façon d’utiliser des thèmes légers pour représenter des trucs complexes et diversifiés, on est totalement inspirés par la musique traditionnelle québécoise.»

Sous un camouflage loufoque et un habillage sonore hyper actuel, Alaclair est un projet chargé politiquement. Ogden: «On fait pas de la politique dans le genre ‘‘pancartes et manifestations’’. Mais oui, on est absolument fiers de venir et de faire de la musique en français, au Québec.»

«Pis si tu te le demandes, oui, on est fuckin’ souverainistes», enchaîne de suite Watson.

C’est cette capacité à produire de manière honnête et naturelle de la musique tournée vers le monde, mais dont l’hérédité est résolument québécoise, qui rend Alaclair Ensemble si rafraîchissant. Un hybride heureux et essentiel autant pour renouveler les notions d’identité et de musique québécoises que pour contribuer au rayonnement à l’étranger des particularités sociolinguistiques de notre province.

Publié originellement en 2010.